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DISSENSION NOCTURNE
J’incendiais Murgen du regard comme il approchait. Il a compris. On discuterait plus tard. Pour l’heure, il s’est contenté d’expliquer : « Vous m’aviez demandé de les garder à l’œil. »
Cygne nous a rejoints un moment plus tard. « Bons dieux d’là ! Vous êtes de vraies flèches sur la route. J’suis vanné. » Il a adressé un geste obscène aux cieux. « On est partis cinq minutes après vous, et, à ce qu’on a vu, vous avez pris le temps de faire deux haltes. Et pourtant pas moyen de vous rattraper. » Il a secoué la tête. « Des durs à cuire. Je t’avais dit qu’on n’avait pas l’étoffe, Cordy.
— Où sont les autres ? a demandé Murgen.
— Je ne sais pas. On a été pris en embuscade. Et séparés. »
Mather, Cygne et Lame ont échangé des regards. Cygne a demandé : « De petits hommes à la peau brune ? Tout ridés ?
— Tu les connais ?
— On a eu maille à partir avec eux en remontant vers le nord. Les mecs, j’suis bon pour le rhume de cerveau. Si on doit tailler le bout de gras, faisons-le ailleurs que sous la pluie. Mon lumbago me tue.
— Ton lumbago ? a demandé Mather. Depuis quand t’as un lumbago ?
— Il se réveille quand j’oublie mon chapeau et qu’il me pleut sur le crâne. Lame, t’as traîné tes guêtres par ici, l’an dernier. Ils ont bien un genre d’auberge dans le coin, non ? »
Lame n’a rien répondu, il a juste tourné bride et mené sa monture vers la sortie du village. C’était un drôle de type, pas à dire. Mais Cygne le pensait réglo, et moi j’appréciais Cygne. Pour autant que je pouvais apprécier le pion de quelqu’un qui cherchait à jouer au plus fin avec moi.
Je m’apprêtais à suivre les trois autres avec Murgen quand il a dit : « Attendez. Voilà du monde. » Il a tendu le doigt.
J’ai scruté vers le sud à travers le crachin et j’ai discerné trois silhouettes. Des cavaliers qui approchaient. Leurs montures étaient si imposantes qu’il ne pouvait s’agir que des destriers de Madame. Cygne a pesté contre ce retard, mais nous avons attendu.
Les trois arrivants étaient Hagop, Otto et le Roï Shadid. Shadid était en loques. Et Otto et Hagop étaient blessés. « C’est pas vrai, vous deux ! Vous ne pouvez pas combattre sans récolter une blessure ? » Depuis la bonne trentaine d’années que je les connais, il me semblait qu’au moins trois fois par an ils se faisaient arranger. Mais ils survivaient à tout. Je commençais à me demander s’ils n’étaient pas immortels et ce au prix de leur sang.
« Ils avaient préparé une deuxième embuscade en plus de la première, Toubib, a déclaré Hagop. Ils nous ont attirés au fond de la vallée jusqu’à une autre troupe à cheval. »
Mon estomac s’est serré. « Et ? »
Il a esquissé un faible sourire. « J’imagine qu’ils le regrettent à l’heure qu’il est. On leur a flanqué la volée.
— Où sont les autres ?
— Sais pas. On s’est divisés. Madame a donné ordre à Shadid de se replier ici avec nous et d’attendre. C’est elle qui a pris la tête des autres.
— D’accord. Lame, tu nous la montres, ta crèche ? »
Murgen m’a regardé avec une question muette.
« Ouais. On va s’occuper d’eux. Ensuite on repartira. »
L’établissement de Lame n’était pas vraiment une auberge, juste une grande bâtisse dont le propriétaire faisait chambres d’hôte. Il n’a pas manifesté trop d’émotion à nous voir, même si, comme tout le monde dans la région, il paraissait connaître notre identité. La couleur de nos pièces a éclairé sa journée et ravivé son sourire. Néanmoins, je crois qu’il s’est résolu à nous accueillir surtout par peur qu’on fasse du grabuge s’il nous refusait.
J’ai recousu et pansé Hagop et Otto, puis les ai installés au mieux pour qu’ils récupèrent – bref la routine pour eux. Pendant ce temps, notre hôte nous a servi à manger et Cygne l’a chaudement remercié en notre nom à tous.
Murgen m’a glissé : « La nuit ne va pas tarder à tomber, Toubib.
— Je sais. Cygne, on part à la recherche des autres. Il y a un cheval de libre, si tu veux nous accompagner.
— Vous rigolez ? Sortir dans cette brouillasse alors que j’y suis pas obligé ? Putain. Bon. D’accord. » Il a commencé à s’extirper de son siège.
« Rassieds-toi, Saule, a dit Mather. Je vais y aller. Je suis en meilleure forme que toi.
— Présenté comme ça, j’suis obligé de céder, fils de pute, a rétorqué Cygne. Je sais pas comment tu t’y prends, mon salaud, mais tu sais trouver les mots pour me mener par le bout du nez. Prends garde à toi.
— On y va ? m’a demandé Mather, un mince sourire aux lèvres.
— On y va. »
Nous sommes sortis et avons enfourché nos montures, qui commençaient à se faire un peu moins fringantes. J’ai pris la tête du groupe, mais Shadid est rapidement venu me rejoindre pour se proposer comme guide, puisqu’il savait d’où ils étaient venus. La journée avançait. La clarté faiblissait. Il régnait une ambiance lugubre. Pour me distraire plus que par véritable intérêt pour la réponse, j’ai lancé à Murgen : « Ce serait bien que tu m’expliques ce qui se passe.
— Cordy te le dira mieux que moi. Je me suis contenté de les suivre. »
Le Roï n’imprimait pas au groupe un train d’enfer. Je m’efforçais d’ignorer les nœuds que j’avais aux tripes. Je me répétais qu’elle était une grande fille et qu’elle s’était fort bien débrouillée toute seule depuis sa naissance. Mais l’homme en moi me soufflait que quand on a une femme, on la protège.
Ben oui.
« Cordy ? Je sais que vous ne bossez pas pour mon compte et que vous avez vos priorités, mais…
— Rien à cacher, capitaine. La rumeur a couru que certains d’entre vous allaient faire une sortie. Ça a soufflé la Femme. Elle s’est imaginée que vous alliez foncer en force vers le Majeur pour tester les Maîtres d’Ombres au bras de fer. Au lieu de ça, vous avez choisi de reconnaître le terrain. Elle ne vous croyait pas si malins.
— On cause de la rombière que vous escortiez sur le fleuve, c’est ça ? La Radisha ?
— Ouais. On l’appelle la Femme. Lame s’est mis en cheville avec elle avant qu’on sache qui elle était.
— Et elle a su que nous allions partir avant qu’on mette le pied à l’étrier. Intéressant. Décidément c’est une période passionnante de ma vie, monsieur Mather. Depuis un an, à peu près tout le monde sait à l’avance ce que je m’apprête à faire avant que je le décide. C’est suffisant pour me rendre nerveux. »
Nous sommes passés près de quelques arbres. Dans l’un d’eux, j’ai remarqué un corbeau trempé jusqu’aux os. J’ai éclaté de rire et lui ai souhaité à voix haute d’en baver autant que moi. Les autres m’ont jeté des regards inquiets. Je me suis demandé si je ne devais pas me mettre à cultiver une nouvelle image. Que je construirais peu à peu. Les fous, ça fait peur à tout le monde. Si je jouais bien le jeu…
« Hé, Cordy, toi qu’as vu du pays. T’es sûr que tu ne sais rien sur ces petits lascars à la peau brune ?
— Tout ce que je sais, c’est qu’ils ont essayé de nous refroidir quand on remontait vers le nord. Nul n’avait jamais vu personne comme eux auparavant. On raconte qu’ils viennent des Terres des Ombres.
— Pourquoi est-ce que les Maîtres d’Ombres éprouvent une telle parano à notre égard ? » Je n’attendais pas de réponse. Je n’en ai pas reçu. « Cordy, toi et votre petite équipe, là, vous êtes sérieusement prêts à payer de votre personne pour faire gagner le Prahbrindrah ?
— Oui. Pour Taglios. J’ai trouvé ici ce que je n’avais jamais trouvé nulle part. Saule aussi, quoiqu’il ne l’avouerait pas même si on le faisait rôtir. Pour Lame, je ne sais pas. Je suppose qu’il veut tout bonnement rester avec nous. Dans la vie, il n’a qu’un ami et demi, rien d’autre. Il suit le mouvement.
— Un et demi ?
— Le un c’est Saule. Le demi c’est moi. Il avait été jeté en pâture aux crocodiles et on l’a sauvé. Il est resté avec nous parce qu’il nous devait la vie. Après quoi, on a vécu tant d’épreuves qu’on ne sait plus qui est redevable à qui. Je ne peux pas vous parler du vrai Lame. Il ne se dévoile jamais.
— Dans quoi est-ce qu’on met le nez ? Ça fait partie des choses que tu aimerais mieux me taire ?
— Quoi ?
— Bon, votre Femme et le Prahbrindrah essaient de nous enrôler pour défendre les frontières contre les Maîtres d’Ombres. Mais il se trame aussi autre chose. Sans quoi ils nous auraient embauchés clairement au lieu de louvoyer. »
Ça l’a fait réfléchir pendant un bon kilomètre. Finalement, il a dit : « Je ne sais pas trop. Je crois que s’ils agissent comme ça, c’est à cause de ce qu’a fait la Compagnie noire à Taglios par le passé.
— Je le pensais aussi. Mais justement, on ne sait rien de ce qu’ont fait nos prédécesseurs. Et personne n’accepte d’en parler. C’est une conspiration géante à Taglios, tout le monde garde la bouche cousue. Dans une ville de cette taille, on pensait trouver au moins quelques types avec un point faible, pour les cuisiner.
— Il y en a en pagaille pour peu qu’on les cherche au bon endroit. Tous ces prêtres passent leur vie à essayer de s’égorger les uns les autres. »
Ça, c’était intéressant. Même si je ne voyais pas encore bien en quoi. « Je m’en souviendrai. Quoique je ne sois pas sûr de savoir m’y prendre avec des prêtres.
— Ils réagissent comme les autres sitôt qu’on trouve leur point sensible. »
L’heure avançait et le jour déclinait. J’étais si trempé que je n’y prêtais même plus attention. Nous nous sommes engagés dans un renfoncement de terrain qui nous a contraints à nous mettre en file indienne. Cordy et Murgen se sont rangés derrière moi. « J’ai glané quelques informations, je t’en parlerai plus tard », m’a glissé Murgen avant de prendre sa place.
Je suis allé me coller au cheval du Roï pour lui demander s’il y en avait encore pour longtemps. En fin de compte, nous n’avions passé en selle qu’une maudite journée, mais j’avais la sensation de voyager depuis des semaines.
Une forme a traversé le chemin devant nous, si vivement que le cheval pourtant flegmatique de Shadid s’est cabré en hennissant. Dans sa langue natale, il a demandé : « Qu’est-ce que c’était ? » J’ai compris parce que j’en avais appris quelques mots quand j’étais gosse.
Je n’avais pu entrevoir qu’une silhouette : une espèce de loup monstrueux gris monté par une sorte de louveteau difforme cramponné à son dos. Le tout avait disparu avant que mon œil puisse suivre.
Les loups ont-ils ces mœurs ? Trimballent-ils leur progéniture sur leur dos ?
J’ai éclaté d’un rire comme hystérique. C’était bien le moment de s’inquiéter de cela quand la bête en question avait la taille d’un poney !
Murgen et Cordy m’ont rejoint pour savoir ce qui s’était passé. J’ai préféré leur répondre que je ne savais pas, n’étant plus trop sûr de ce que j’avais vu.
Mais cette surprise continuait de me travailler et de mûrir au fond de mon esprit.
Shadid s’est arrêté à trois kilomètres de là où nous avions initialement été pris en embuscade. On y voyait de moins en moins clair. Il a scruté les alentours en quête de points de repère. Il a grommelé, s’est écarté vers la gauche, sortant du chemin. À en juger par sa conduite, c’était par là qu’il était arrivé avec Otto et Hagop.
Un kilomètre plus loin, le sol s’est incliné. En contrebas, un petit ruisseau sinuait au fond d’une étroite vallée. Des rochers se dressaient ici et là. Ainsi que des arbres, parsemant le terrain. Il faisait maintenant si sombre qu’on n’y voyait pas à plus de vingt pas.
Nous avons commencé à trouver des corps.
Beaucoup de ces petits hommes à la peau brune avaient donné leur vie pour leur cause. Quelle qu’elle fût.
Shadid s’est arrêté à nouveau. « On les a entraînés ici en arrivant de là-bas. C’est là qu’on s’est séparés. On est montés par ici. Les autres ont tenu le terrain pour nous couvrir un peu. » Il a mis pied à terre, a commencé à fureter. Dans la pénombre, il a décelé la piste qui sortait de la vallée. Et le temps que nous couvrions un kilomètre, il faisait nuit noire.
« Peut-être qu’on devrait rebrousser chemin et attendre, a proposé Murgen. Ça ne nous avancera pas à grand-chose de nous trimballer dans le noir.
— Libre à toi de faire demi-tour, ai-je rétorqué avec une sécheresse qui m’a moi-même surpris. Moi je reste jusqu’à ce qu’on retrouve…»
Je ne le distinguais pas, mais je l’imaginais en train de sourire malgré sa fatigue. Il a répondu : « Vaudrait mieux qu’on reste ensemble. Se chercher les uns les autres, c’est la plaie. »
M’aventurer en pleine nuit en territoire étranger n’était pas une de mes initiatives les plus brillantes. Surtout avec une horde alentour qui ne demandait qu’à nous étriper. Mais les dieux protègent les inconscients, je suppose.
Nos montures se sont arrêtées. Elles ont chauvi des oreilles. Au bout d’un moment, la mienne a émis un appel. Un moment plus tard, nous avons entendu un hennissement en écho quelque part sur notre gauche. Sans consigne de notre part, les bêtes ont obliqué dans la direction.
Nous avons trouvé Sindawe avec un comparse qu’il avait ramené dans un abri de fortune en branchages. Leurs chevaux vaguaient à l’extérieur. Tous deux étaient blessés, Sindawe le plus gravement. Nous avons échangé quelques brèves paroles pendant que je nettoyais, tamponnais et pansais leurs entailles. Madame leur avait donné l’ordre de se cacher. Gobelin les avait couverts un moment pendant que la traque se poursuivait vers le sud-est. Ils avaient l’intention de repartir vers le nord au matin.
J’ai convenu avec eux d’un point de rendez-vous, puis je me suis remis en selle.
J’étais canné de fatigue, à peine capable de me tenir droit, mais quelque chose me poussait à continuer. Quelque chose que je préférais ne pas examiner de trop près de peur de me sentir ridiculement sentimental.
Ma décision n’a pas été discutée, même si je pense que Mather commençait à s’interroger sur ma santé mentale. Je l’ai entendu chuchoter quelque chose à Murgen, lequel lui a répondu de la boucler.
J’ai pris la tête du groupe en laissant l’initiative à mon cheval, à qui j’avais demandé de retrouver la monture de Madame.
Je n’avais jamais pris le temps de tester l’intelligence de ces bêtes, mais je me disais que l’expérience valait d’être tentée. Ainsi, l’animal est parti au pas, à une allure un peu lente à mon goût.
Je ne saurais dire combien de temps cette marche a duré. Nous n’avions aucun moyen de mesurer le temps. Au bout d’un moment, j’ai commencé à piquer du nez, à me réveiller en sursaut pour m’assoupir à nouveau l’instant d’après. À ce que je pouvais en juger, il en allait de même des autres.
Leur attitude et la mienne auraient pu m’inspirer une belle rogne, mais autant être raisonnable. Cela dit, des gens raisonnables se seraient trouvés au chaud dans une mansarde du village à ronfler.
J’étais à demi éveillé quand la crête d’une colline à huit cents mètres s’est enflammée. On aurait dit une explosion.
La nuit s’est trouvée brutalement éclairée par plusieurs arpents en feu, parsemés d’hommes et de bêtes courant en tous sens, qui brûlaient eux aussi. L’odeur de sorcellerie empestait si fort que je la sentais à distance.
« Allez, le cheval. »
La clarté était suffisante pour risquer un trot.
Une minute plus tard, je m’avançais sur un terrain jonché de corps fumants et convulsés. Des petits hommes à la peau brune. Il y en avait un nombre invraisemblable.
Les arbres en flammes éclairaient une silhouette fugitive : un loup géant portant un loup plus petit, cramponné avec ses pattes et ses crocs. « Qu’est-ce que c’est que ça ? a demandé Mather.
— Ça pourrait être Trans’, Toubib ? a hasardé Murgen.
— Peut-être. Sans doute. On sait qu’il est dans le coin. Madame ! » J’avais lancé l’appel en direction des arbres en feu. La bruine éteignait l’incendie.
Un bruit pouvant passer pour une réponse s’est mêlé aux crépitements.
« Où es-tu ?
— Ici. »
Quelque chose a remué au milieu d’un amas de cailloux. J’ai sauté à terre. « Gobelin ! Où es-tu, bordel ? »
Pas de Gobelin. Madame seulement. Et maintenant, plus assez de lumière pour ausculter ses blessures. Car blessée elle était, aucun doute là-dessus. Quelle attitude inepte, surtout de la part d’un médecin censé savoir comment réagir, mais bref : je me suis assis, l’ai attirée contre moi et l’ai bercée doucement.
On ne réfléchit pas.
Dès l’instant où l’on signe son engagement dans la Compagnie noire, commence une vie absurde, faite d’exercices, de drills et de manœuvres, pour qu’au jour du combat les bonnes réactions viennent immédiatement, par automatisme. Pour qu’on ne réfléchisse pas. Une trouille me hantait : la perdre. Je n’ai pas réagi comme il le fallait.
J’ai eu de la chance. Mes compagnons n’avaient pas le cerveau aussi ramolli.
Ils ont ramassé du bois mort, allumé un feu, puis m’ont apporté mon matériel et, par quelques invectives judicieuses, m’ont arraché à ma torpeur et incité à l’action.
Elle n’était pas en aussi sale état que je l’avais craint dans l’obscurité. Quelques entailles, beaucoup de contusions et peut-être une commotion expliquant sa perte de conscience. Les vieux réflexes de champ de bataille ont repris le dessus. Je suis devenu médecin militaire. À nouveau.
Murgen est venu me rejoindre au bout d’un moment. « J’ai trouvé son cheval. Mais pas de trace de Gobelin. Comment va-t-elle ?
— Mieux qu’elle le paraît. Sonnée, mais rien de critique. Elle aura mal partout pendant quelque temps. »
Alors ses paupières ont battu, elle a levé le regard et m’a reconnu. Elle s’est blottie contre moi, m’a serré dans ses bras et s’est mise à pleurer.
Shadid a dit quelque chose. Murgen a gloussé. « Ouais, voyons si on peut retrouver Gobelin. » Cordy Mather a réagi avec un temps de retard, mais il a fini par s’éloigner lui aussi.
Elle s’est calmée rapidement. Ce n’était pas n’importe qui et elle n’avait pas l’habitude de se laisser déborder par ses émotions. Elle s’est écartée de moi. « Excuse-moi, Toubib.
— Y a pas à s’excuser. Tu l’as échappé belle.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’allais te le demander.
— Ils m’avaient coincée. Ils pouvaient me tuer, Toubib. J’ai cru qu’on leur avait échappé, mais ils savaient parfaitement où nous étions. Ils nous ont divisés et m’ont acculée ici. Il devait y en avoir une douzaine à me harceler sournoisement, à me bondir dessus, puis en retrait. Ils essayaient de me capturer, pas de me tuer. Je devrais m’en réjouir, je suppose. Je serais morte sans cela. Mais à partir d’un certain moment, je ne me souviens plus de rien. Je ne te revois pas en train d’arriver pour les chasser.
— C’est parce que je ne les ai pas chassés. Autant que je puisse dire, c’est Trans’ qui t’a sauvée. » Je lui ai parlé de l’incendie subit et du loup.
« Peut-être. J’ignorais qu’il était dans les parages.
— Où est Gobelin ?
— Je ne sais pas. On s’est séparés à un kilomètre et demi d’ici. Il a essayé de semer le trouble dans leurs rangs avec ses illusions. On a dû massacrer une centaine de ces hommes aujourd’hui, Toubib. Je n’ai jamais vu de guerriers aussi crétins. Mais il en venait sans cesse de nouveaux. Quand on essayait de leur échapper, c’était pour tomber plus loin dans une embuscade où ils étaient plus nombreux encore, et ce quelle que soit la direction. Si on tentait de les combattre, ils nous submergeaient sous le nombre et, chaque fois qu’on en tuait un, il y en avait deux pour le remplacer. Un vrai cauchemar. Ils savaient toujours où nous étions. » Elle est revenue se nicher contre moi. « Ils employaient une espèce de sorcellerie. Je n’ai jamais eu si peur.
— Tout va bien, à présent. C’est terminé. » C’est ce que j’ai trouvé de mieux à dire. Maintenant que ma tension nerveuse retombait, j’avais intensément conscience que c’était une femme que je tenais dans mes bras.
La lueur de ce qui semblait un éclair a palpité à l’est, à plusieurs kilomètres. Pourtant la petite bruine ne s’était accompagnée jusque-là d’aucune foudre. J’ai entendu Shadid, Murgen et Mather échanger des cris, puis le martèlement de leurs montures s’est éloigné. « Ça doit être Gobelin », ai-je dit en me relevant.
Elle m’a serré plus fort et retenu auprès d’elle. « Ils sauront se débrouiller, Toubib. »
J’ai baissé les yeux. Même dans la pénombre, ses intentions se laissaient lire facilement. « Ouais, sûrement, après tout. » Au terme d’un moment d’hésitation, j’ai cédé.
Comme nos respirations devenaient plus fortes, je me suis interrompu et j’ai dit : « Tu n’es pas en état de…
— Tais-toi, Toubib. »
Je me suis tu et concentré sur notre affaire.